En ce moment, la période est très étrange.. Beaucoup de travail qui me prend un temps exceptionnel, insolite mélancolie que je gère par des réflexes du quotidien, une sorte de désintérêt pour les choses qui d'ordinaire me passionnent ou me révoltent.. etc..
Alors le soir venant, retrouvant ma chambre d'hôtel après des journées de résidence en vue de préparer un spectacle ou bien en tournée, je relis de vieux ouvrages choisis au hasard dans ma bibliothèque et jetés négligemment dans mon sac de voyage..
Donc, je relis.. Je relis tous des livres qui prennent parfois une saveur inattendue par le prisme de l'humeur du moment, à un point d'être touché différemment par tel ou tel texte..
Et ce soir, ce sont Les Gommes qui me mettent visière du monde..
Dans la pénombre de la salle de café, le patron dispose les tables et les chaises, les cendriers, les siphons d'eau gazeuse; il est six heures du matin.
Il n'a pas besoin de voir clair, il ne sait même pas ce qu'il fait. Il dort encore. De très anciennes lois règlent le détail de ses gestes, sauvés pour une fois du flottement des intentions humaines; chaque seconde marque un pur mouvement : un pas de côté, la chaise à trente centimètres, trois coups de torchons, demi-tour à droite, deux pas en avant, chaque seconde marque, parfaite, égale, sans bavure. Trente et un. Trente-deux. Trente-trois. Trente-quatre. Trente-cinq. Trente-six. Trente-sept. Chaque seconde a sa place exacte.
Bientôt malheureusement le temps ne sera plus le maître. Enveloppés de leur cerne d'erreur et de doute, les événements de cette journée, si minimes qu'ils puissent être, vont dans quelques instants commencer leur besogne, entamer progressivement l'ordonnance idéale, introduire ça et là, sournoisement, une inversion, un décalage, une confusion, une courbure, pour accomplir peu à peu leur oeuvre : un jour, au début de l'hiver, sans plan, sans direction, incompréhensible et monstrueux.
Mais il est encore trop tôt, la porte de la rue vient à peine d'être déverrouillée, l'unique personnage présent en scène n'a pas encore recouvré son existence propre. Il est l'heure où les douze chaises descendent doucement des tables de faux marbre où elles viennent de passer la nuit. Rien de plus. Un bras machinal remet en place le décor.
Quand tout est prêt, la lumière s'allume...
L'auteur, Alain Robbe-Grillet, était l'un des leaders d'un mouvement littéraire des années 50 que l'on a appellé Le "Nouveau Roman".. Un modérnisme saisissant dans un livre écrit il y a plus de cinquante ans qui me laisse à penser qu'en définitive, je n'aurai jamais d'une vie pour tenter de comprendre, comprendre dans le sens le plus large du mot..
Alain Robbe-Grillet est mort en 2008 sans avoir vraiment obtenu sa place dans la postéritéé.. à cela aussi, on peut réfléchir..
Alors, moi le blogueur infidèle et traitre à mes lecteurs, je sors de ma tanière que j'espère toujours et encore éphémère pour vous conseiller cet ouvrage intemporel..
Je vous embrasse..
r.